Histoire tragique d'un quotidien ordinaire,
par Jean-François CHARRAT
17 juin 2012
Dimanche 6 heures 45, le réveil diffuse un tintement léger. La chaleur est supportable en cette mi-juin. Ce sera son premier été dans cette région du Var. Sa femme est descendue des alpes pour le week-end et elle se lève avant lui. Depuis son affectation le 1er août 2011 en qualité de capitaine commandant la communauté de brigades, Antoine et Catherine vivent géographiquement séparés. Leur fille de 17 ans a choisi de terminer son année de terminale dans les Alpes et ils ont estimé qu'elle avait raison.
Cette journée s'annonce longue. C'est le second tour des élections législatives. Les plis de chaque bureau de vote seront regroupés et récupérés dans la soirée pour être ensuite acheminés vers TOULON. Les oiseaux exotiques de leur voisin accueillent cet homme de 55 ans sur la terrasse par leurs chants lancinants, diraient certains, mais qu'il trouve mélodieux.
Le petit-déjeuner avalé, il prend connaissance des informations télévisées. La gauche au pouvoir va faire un carton à l'assemblée nationale. Après avoir pris sa douche et avoir enfilé son uniforme, il file au bureau. Il est 7 heures 45.
Comme il le fait depuis 30 ans, il va prendre son service. Le soleil est déjà très haut et les allées des logements des familles sont pleines de senteurs. Les familles ont investi dans des arbustes méditerranéens gavés d'odeurs.
Il est le premier arrivé dans les locaux.
Il prend connaissance des interventions de la nuit. Rien de bien important sur le secteur de surveillance. Les trois gendarmes en patrouille de nuit sont intervenus pour un différend entre conjoints, mais la fête votive de la commune n'a pas généré de troubles.
Il aime cette atmosphère calme et reposée du dimanche matin, les bureaux vides. Il imagine déjà l'arrivée de chacun des 9 personnels qui travaillent avec lui ce jour là, quatre jeunes femmes et cinq hommes. Il a programmé une surveillance à l'ouverture des bureaux de vote et deux gendarmes masculins arrivent peu après lui. Les salutations d'usage expédiées, ils prennent un café ensemble et discutent des interventions de la nuit. Petit à petit les gens arrivent et il y a maintenant un petit groupe devant la machine automatique de boissons.
A la dernière instruction mensuelle d'une seule voix, ils ont décidé de solliciter la mairie à qui appartient la caserne, de casser un mur pour agrandir la petite salle qui leur sert pour les réunions. Une fois les travaux faits par des maçons, deux jeunes femmes ont pris les choses en main : Anna et Aurélie. Elles ont passé une partie de la semaine à peindre et aménager la salle nouvellement réalisée. Dans la bonne humeur et avec le sourire, elles n'ont pas ménagé leur peine pour que tout soit prêt avant le retour de repos d'Antoine et elles y sont arrivées. Les deux pièces ainsi rejointes, font un bel espace, spacieux et pratique. Elles n'en sont pas peu fières.
Chacun prenant un véhicule pour le service quotidien, il occupe les premières heures de cette matinée à organiser un service pour le lendemain. Il répond aux diverses demandes des échelons hiérarchiques. Cet officier aime concevoir les services en fonction des disponibilités et des contraintes du moment. C'est un mélange de satisfaction personnelle et un sentiment de «puissance» dans le sens noble du mot. Bien que les textes réglementaires prévoient que le service du lendemain soit programmé avant 18 heures, la hiérarchie dans ce département, qu'il ne connaît pas encore, a décidé, arbitrairement, que les commandants d'unité devaient l'adresser par mail avant 9 heures chaque matin. Comme si à 9 heures du matin, on pouvait prévoir ce qui allait se passer le lendemain ? Malheureusement la preuve de cette inutilité va surgir plus vite que prévue.
Anna, l'adjudante et Aurélie, la cheffe, sont déjà parties faire « le tour » des bureaux de vote. On les entend à la radio indiquer au permanent de sécurité que tout se passe bien dans les bureaux qu'elles visitent. Elles ont la voix claire et chantante et elles prennent la parole à tour de de rôle.
Vers 10 heures, le Centre opérationnel de TOULON, signale de la musique forte dans un chemin escarpé de la circonscription. Certainement une « rave-party ». Antoine décide de se rendre sur les lieux, avec quatre autres gendarmes. Mais au préalable, il appelle à la rescousse l'équipe de « premiers à marcher » composée d'Anna et Aurélie*.
Arrivés sur place, ils découvrent quelques véhicules et quelques jeunes gens manifestement « fatigués » par trop de musique, d'alcool et certainement d'herbes exotiques. Les gendarmes relèvent leur identité et l'immatriculation de leurs véhicules. Ils sont quelques-uns, hirsutes à vouloir braver les deux gars qui leur demandent de décliner leur nom. Ils sont vite remis à leur place et n'insistent pas. Les gendarmes sont moins nombreux mais bien plus déterminés. Un coup d’œil circulaire leur donne vite l'impression que la fête est terminée. Il n'y a plus le traditionnel camion à musique et le site est relativement propre. Anna et Aurélie arrivent, souriantes comme à leur habitude. Après avoir sommé les quelques « raveurs » de finir de nettoyer le site et les avoir mis en garde de ne pas reprendre la route tout de suite, le capitaine décide de faire le chemin inverse avec elles.
Il apprécie particulièrement ces moments où l'adrénaline grimpe en flèche, juste avant l'intervention, puis laisse la place au sentiment du devoir accompli. Celui qui n'a jamais fait de terrain ne peut pas comprendre. On doit être vigilant tout en étant ferme et professionnel. C'est ce qu'ils viennent de faire. Le chemin du retour est très déformé et les ornières les font sauter sur leur siège. Avec amusement, Antoine prévient Anna de conduire moins vite, car il va finir par vomir son petit déjeuner dans le cou d'Aurélie, assise devant lui. Une voix d'homme à la radio, avec humour, demande à Anna de « retirer le frein à main » L'ambiance est excellente et ils en rient sans aucune gêne.
La soirée de la veille est évoquée. Aurélie n'a pas pu participer à ce repas des voisins, parce qu'elle recevait ses parents. Anna avait égayé de sa jovialité cet instant. Elle avait fait la connaissance de Catherine et elles avaient convenu de se retrouver le mardi suivant pour aller au club de danse. Il a su qu'elle avait fini tard et qu'elle avait sorti quelques bouteilles de spiritueux de sa lorraine natale. L'ambiance aidant, il la revoit s'exclamer: « moi, je crains dégun », comme un présage !
Un après-midi sans encombre.
La surveillance de nuit programmée doit être effectuée par trois personnels féminins. Anna, Aurélie et Linda. Comme les gars ont travaillé jusqu'à la fermeture complète des bureaux de vote, leur commandant de brigade décide de couper la patrouille en prélevant Linda pour l'accompagner et relever les plis électoraux.
L'équipe composée du capitaine et de Linda prend place à bord d'un véhicule à partir de 19 heures. Ils font le tour des différents bureaux de vote, cinq au total, les cinq communes qui composent la communauté de brigades de PIERREFEU DU VAR. A chaque fois reçue avec amabilité, elle prend en compte les enveloppes contenant tous les plis, échangeant ça et là quelques banalités avec les élus.
Le score de la gauche semble bon et certains ont le sourire. Ces missions électorales sont chronophages, acceptées par l'institution « gendarmerie » plus pour faire plaisir aux préfets que par réelle obligation. Il faut savoir que par le passé, les élus transportaient eux-mêmes leur plis, mais à la suite de quelques incidents et parce qu'un gendarme, ça ne coûte pas cher, pratiquement toutes les préfectures aujourd'hui font récupérer les enveloppes et les font transporter dans leurs locaux. Et gare à celui qui n'aura pas rempli le bordereau avec les mentions réglementairement décidées unilatéralement. D'ailleurs, un « indispensable » de cette vieille dame qu'est devenue la gendarmerie, n'a-t-il pas décidé de faire rédiger un autre bordereau de remise, en plus de tous ceux existant déjà, au cas où...
Chemin faisant, Antoine indique à Linda qu'il iront faire un tour à la fête votive du village, pour « contrôler » Anna et Aurélie. En fait dans son esprit, c'est juste pour passer un moment avec elles dans une ambiance bon enfant !
Le capitaine a beaucoup d'affection pour Aurélie avec laquelle un lien particulier s'est tissé depuis un an. Elle est celle qui trouve les mots pour réconforter les victimes et quand il l'observe, toujours calme, écouter des heures les petits malheurs des justiciables, il est admiratif. Anna est tout aussi rayonnante, bien que plus jeune. Elle vient d'arriver et elle a tout de suite pris sa place dans le groupe.
Enfin, munis de ces précieux documents, ils parviennent à HYERES. Il les remettent au secrétariat de la compagnie qui les fera ensuite acheminer par les motards sur TOULON. Mission accomplie ! Les Chefs et les autorités administratives sont rassurés.
Sur le retour, Linda lui glisse au détour de la discussion que l'un de ses camarades lui a prêté son logement pour la journée et la nuit. Son mari et son bébé sont venus pour l'occasion, car cela fait plusieurs jours qu'elle ne les a pas vus. Elle est gendarme-adjoint, militaire sous contrat et sous-...payé pour faire pratiquement le même job que les gendarmes d'active. Elle est logée dans un studio elle a l'obligation de l'occuper quand elle est de permanence, ce qui est le cas ce soir. Arrivés à proximité de PIERREFEU DU VAR, Antoine indique à la conductrice de prendre le chemin de la brigade, il est 21 heures 45 ! Elle ne comprend pas, le questionne et il finit par lui dire que cela fait quatre jours qu'elle n'a pas vu sa famille, qu'elle rentre les rejoindre, les filles se débrouilleront bien sans eux.
Le véhicule stationné dans le garage de la gendarmerie, le capitaine rédige le compte rendu de la mission de ramassage de plis électoraux. Il ferme la boutique et il rentre à son domicile. Il fait chaud. Il prend une douche fraîche. Au passage, il allume le téléviseur. Les résultats sont probants. La gauche a gagné les législatives, prolongeant ainsi les élections présidentielles qui a installé François HOLLANDE, à la tête de la France.
La sonnerie du téléphone de service le tire de ses réflexions. La voix blanche de Francine, à peine audible : « un gendarme à terre à COLLOBRIERES . Des coups de feu ont été entendus ». Un gendarme à terre ? Qui ? Elle ne sait pas ! Il lui donne l'ordre d'appeler tous les gendarmes d'astreinte, dans premier temps, puis tout le personnel disponible, présent à la caserne.
Il se rhabille, vite, très vite et court vers les locaux de la brigade. Deux gradés sont avec le permanent de sécurité. Ils s'affairent dans la chambre forte où sont stockées les armes d'intervention. Antoine demande à chacun des gradés de prendre un pistolet mitrailleur. Son adjoint Michel est en train de lire la prévision de service du lendemain. A sa vue, il le questionne du regard. Antoine est livide. Il lui répond qu'il n'en sait pas grand chose, qu'un gendarme serait blessé. Le visage de Michel change de couleur.
Ce gendarme à terre ne peut être qu'Anna ou Aurélie. Il lui demande de rester pour gérer les personnels en repos ou en vacances qui ne vont pas manquer d'arriver et les familles aussi. L'information va rapidement se répandre dans la caserne.
Les personnels enfilent les gilets pare-balles et partent sur les chapeaux de roues. Ils sont deux par voiture. Il en reste encore pour ceux qui viendront plus tard. Une Clio démarre vite, très vite devant l'officier. Elle emporte la première équipe. Cédric qui conduit le véhicule du capitaine ne parvient pas à la suivre malgré les signaux sonores et lumineux. Ils passent en trombe dans le centre du village. Les gens se poussent sur leur passage. Cédric appuie sur l'accélérateur dès la sortie et ils sont largement en excès de vitesse. Les lumières du village de Collobrières scintillent déjà au loin…